la lecon
Je ne supporte pas de devoir repondre aux questions de ceux qui cherchent a me connaitre ou veulent savoir comment je vais. Je ne supporte pas non plus ce qui les amuse, ni ce qui selon eux donne un sens a leur vie: leurs hobbies. Nous evoluons dans des mondes paralleles.
Je suis emprisonnee. De nouveau. J'ai pourtant si durement lutte pour etre libre. J'y etais parvenue. Je me sentais pousser des ailes, liberee de la peur et des faux-semblants, m'aimant enfin et faisant pour moi ce qu'un parent aimant fait pour son enfant bien aime.
La mort de Debbie m'a comme plombee, je ne m'y attendais pas. Vivre est plus douloureux maintenant qu'il y a quelques mois. Tout est pesant. Il me faut aller chercher loin au dedans de moi le desir de rester presente au monde. Il m'est si difficile d'etre en relation a l'autre, si difficile... J'ai besoin des autres pourtant. Besoin de tous ces petits signes qui disent l'affection. Besoin d'entendre une voix amie, de sentir se poser sur moi un regard bienveillant. Besoin de partager, d'echanger. Mais je n'y arrive pas. Quand on m'ecrit je me dis je vais repondre et je ne reponds pas ; quand on m'appelle je me dis je vais rappeler et je ne rappelle pas. Je n'appelle jamais la premiere bien sur. Ca n'a jamais ete facile a faire pour moi, a cause de ce qu'est mon histoire. Mais ca a rarement ete aussi difficile. Il y a les autres, et moi comme une mouche dans un bocal de verre qui voit le monde alentour mais ne parvient pas a sortir... J'ai un enorme besoin d'attention et d'affection mais c'est comme si je ne pouvais pas recevoir. Et le peu que je recois est comme une goutte d'eau dans le desert, ca s'evapore aussitot.
En ecrivant je realise que je veux recevoir mais je ne veux pas donner. Ou plus exactement je ne veux pas qu'on attende de moi quelque chose en retour. Et tout de suite je fais le lien avec Debbie. Je n'ai jamais rencontre quelqu'un qui donne autant et de maniere si desinteresse. Elle etait d'une generosite hors du commun. Elle donnait d'elle-meme. Elle donnait de son temps, elle ecoutait avec bienveillance. Elle avait toujours une petite attention pour chacun. Par exemple, elle possedait des dizaines de jolies cartes de correspondance et elle ecrivait souvent, quelques phrases gentilles qui allaient droit au coeur de ceux qui les recevaient. Elle a ainsi etabli une relation personnelle et particuliere avec chacun de ses oncologues, avec les kines, l'estheticienne, la marchande de presse, la maitresse d'ecole, le policier en retraite, ses collegues de travail, ses superieurs hierarchiques, ses amis de l'universite et ses professeurs... Tant de gens a qui elle s'est donnee et qu'elle a recus. Et j'ai eu ce bonheur-la. A sa mort des centaines de messages sont arrives, vraiment des centaines. La quantite m'impressionne parce que j'ai deja tellement de mal a prendre soin des 3 ou 4 relations qui comptent pour moi. Je n'ai jamais compris comment elle faisait pour donner autant et que son don soit toujours de cette qualite. Elle donnait et n'attendait rien en retour. C'est pour cela qu'elle recevait autant.
Je sais, je suis injuste : j'ai des amis formidables et qui m'aiment sincerement et que j'aime aussi. Je suis juste malheureuse.
Je me souviens... c'etait le 4 decembre dernier, un dimanche. J'avais passe la journee avec elle et les siens. Je ne peux pas oublier cette image. Elle portait un bonnet noir qui lui tombait sur les yeux, elle avait tres froid. Son visage emacie et ses traits trahissaient sa souffrance et son angoisse. Bien que reliee a une machine qui lui apportait de l'oxygene, elle respirait tres mal. Ses mains serraient les accoudoirs du fauteuil ou elle etait assise, elle tentait de garder le dos droit et loin du dossier car tout contact lui faisat mal. C'etait en fin de journée. Je devais rentrer chez moi car je travaillais le lendemain. J'aurais pu rester, ca n'aurait pas ete la premiere fois, mais je voulais rentrer, je n'en pouvais plus de tant de douleur. Je l'ai embrassee en faisant tres attention, j'aurais voulu la prendre dans mes bras, lui offrir ma chaleur, la bercer ; je n'osais plus la toucher. On aurait dit qu'a la place des os elle avait des morceaux de verre qui la blessaient de l'interieur. Je lui ai dit au revoir, et comme à chaque fois j'ai ajoute je reviens demain, mais tu sais que s'il y a quoique ce soit tu dois m'appeler et je viendrai tout de suite. Elle a fait oui de la tete. Ses narines etaient pincees. Sa peau etait sombre. Elle m'a regardee. J'etais accablee, terrassee. Alors, ses yeux accroches aux miens elle m'a dit dans un souffle "ne t'inquiete pas pour moi". J'ai repondu "je ne m'inquiete pas, j'ai mal pour toi. Je reviens demain. I love you". "I love you too" a-t-elle repondu. Ce sont les derniers mots que nous avons echange. Je ne suis pas revenue le lendemain, j'ai appele ; son etat etait stable, elle etait entouree. Elle est morte le surlendemain.
Debbie mourante lit ma detresse dans mon regard et me dit de ne pas m'inquieter.
C'est elle qui meurt et c'est elle qui me rassure.
C'est elle qui a besoin de reconfort et c'est elle qui reconforte.